L’IA n’a jamais suscité autant d’intérêt. Pourtant, derrière l’engouement se cache une réalité plus amère : 95 % des projets d’IA d’entreprise échouent. François Madjlessi, actuel directeur du numérique à l’Université Savoie Mont Blanc et membre du programme Gouvernance de l’information et de l’IA de l’ESSEC, partage son regard sur les raisons de ces échecs, les conditions du succès et les étapes pour bâtir une véritable stratégie IA d’entreprise.
Pourquoi tant de projets d’IA échouent-ils ?
Chaque année, l’ESSEC interroge les grandes entreprises françaises, notamment celles du CAC 40. Le constat est toujours le même : un enthousiasme incroyable autour de l’IA, mais peu de réussites concrètes à l’échelle organisationnelle.
L’IA apporte une puissance individuelle, mais pas encore collective. On parle surtout d’un usage personnel — un employé augmenté qui fait une recherche plus vite ou rédige un rapport plus efficacement —, mais on constate très peu de transformation à l’échelle de l’entreprise.
Ainsi, 95 % des projets de transformation par l’IA échouent (source : MIT, juillet 2025 & Observatoire Gouvernance IA ESSEC – septembre 2025). Le paradoxe est frappant : l’IA est partout, mais son impact global sur les leviers de performance reste faible.
La principale difficulté réside dans le passage à l’échelle collective, autrement dit, la capacité à faire de l’IA un moteur de transformation de l’organisation tout entière.
Quand j’étais directeur numérique à Paris Dauphine, nous avions lancé une version francisée de ChatGPT pour les enseignants et les étudiants, afin de personnaliser les apprentissages. Le projet fonctionnait techniquement, mais il a achoppé sur la résistance au changement. Les enseignants y voyaient une remise en cause de leurs méthodes. Seulement 5 % étaient enthousiastes.
Leçon tirée : on part trop souvent de la technologie, sans questionner l’impact sur les processus et les métiers.
Quelles sont les causes de l’échec ?
Il y a quatre causes principales.
1. Une déconnexion avec les métiers
Un projet d’IA ne peut réussir sans une fine connaissance des processus internes. Comprendre le fonctionnement réel des métiers est un préalable indispensable à la maturité IA d’une entreprise.
2. Des objectifs flous
Beaucoup de dirigeants déclarent vouloir « faire de l’IA ». Mais l’IA n’est pas une fin en soi. L’objectif doit être clair : quelle valeur l’entreprise veut-elle créer ? Quelle vision veut-elle concrétiser ?
3. La mauvaise qualité des données
Une IA n’est performante que si elle repose sur des données fiables et bien gouvernées. Sans cela, les algorithmes produisent des résultats incohérents ou biaisés.
4. Le shadow IT
Comment mener une approche d’entreprise cohérente quand 95 % des collaborateurs utilisent des outils non référencés ? Cette fragmentation freine toute initiative structurée.
Que faut-il pour que ça marche ?
1. Choisir les bons cas d’usage
Le succès dépend du choix de projets pilotes pertinents, où l’IA apporte une réelle valeur. Il faut commencer petit, démontrer rapidement un impact concret, puis généraliser.
L’IA la plus efficace est celle qui simplifie la vie des collaborateurs sans changer leurs habitudes. Par exemple, automatiser la transcription de la voix en rapport est un cas d’usage simple, à fort rendement.
2. Instaurer une gouvernance claire
Les projets d’IA qui réussissent sont validés par la présidence de l’entreprise et soutenus par le Comex. Ce parrainage est essentiel pour embarquer toutes les directions.
3. Évaluer la maturité de l’entreprise
La maturité varie fortement entre organisations. Une grande entreprise comme TotalEnergies n’a pas la même culture numérique qu’une PME. Il faut donc adapter la démarche au niveau de préparation interne.
4. S’appuyer sur des partenaires externes
Les réussites observées sont souvent celles d’entreprises ayant collaboré avec des spécialistes externes capables de comprendre leur métier et d’industrialiser les solutions rapidement.
5. Garder l’humain au centre
L’IA ne doit jamais devenir une boîte noire. Il faut garder le contrôle, interpréter les résultats et ne jamais se défausser sur la machine. L’IA est un facilitateur, pas un responsable.
Comment impliquer la direction et les métiers ?
Le point de départ, c’est la conviction de la direction générale que l’IA peut créer de la valeur. Ensuite, il faut :
- Mandater une équipe pluridisciplinaire pour identifier les métiers éligibles ;
 - Nommer des ambassadeurs IA dans chaque direction ;
 - Faire des démonstrations concrètes et rapides pour créer l’adhésion.
 
Dans un laboratoire de conformité, nous avons vu un agent IA comparer les anciennes et nouvelles normes : un mois de travail gagné ! Ce genre de succès concret change la perception.
Grâce à ces ambassadeurs, l’entreprise décloisonne ses directions et crée une dynamique collective.
Un exemple inspirant de projet IA : le cas du groupe SICAME
Le groupe énergétique SICAME a posé une question simple : « L’IA peut-elle transformer une entreprise comme la nôtre ? »
La réponse a été un plan d’action structuré : création d’ambassadeurs IA, développement d’une soixantaine d’agents spécialisés, et mise en place d’un comité d’innovation IA.
Chaque business unit dispose de ses agents, mutualisables entre entités. Des community managers IA assurent la promotion interne des bons usages via une plateforme Ghost, en animant un véritable marketing de l’innovation. Tous les trois mois, une revue de cas d’usage est partagée avec le Comex.
Résultat : l’IA est devenue un axe stratégique de remontée d’informations business et un levier de transformation industrielle.
Quels conseils pour une entreprise qui démarre ?
Je distingue cinq niveaux de maturité IA :
- Niveau 1 : utilisation de l’IA à titre individuel (productivité personnelle).
 - Niveau 2 : utilisation d’un RAG (Retrieval Augmented Generation) avec des documents internes, y compris confidentiels.
 - Niveau 3 : création d’agents spécialisés.
 - Niveau 4 : agents intégrés au système d’information.
 - Niveau 5 : automatisation complète — « l’agentique automatique », capable de traiter des millions d’e-mails.
 
L’IA est particulièrement performante pour les tâches répétitives : support technique, conformité, gestion documentaire…
Un autre conseil essentiel pour votre projet IA :
Faire appel à un partenaire externe au départ. Il y a trop de paramètres à maîtriser pour réussir seul. Une fois la compétence acquise, on peut progressivement internaliser.
Et la question de la souveraineté des données ?
En tant qu’expert du monde académique, j’insiste sur la souveraineté numérique.
Les données doivent rester chez vous. On peut utiliser des technologies américaines, mais les serveurs et les traitements doivent être hébergés localement.
C’est une question de conformité au RGPD, mais aussi de confiance. Il recommande de bâtir des infrastructures souveraines, par exemple en s’appuyant sur des hébergeurs européens comme OVH et des start-up locales capables de développer des solutions RAG sécurisées.
À quel public s’adressent vos formations ?
Dans mon séminaire Innover, transformer son entreprise grâce aux données, aux IA (classiques ou génératives), je reçois trois grands types de publics :
- des professionnels IT, qui doivent comprendre les nouveaux enjeux techniques et stratégiques ;
 - des responsables métiers, en quête de cas d’usage concrets pour transformer leurs pratiques ;
 - et des experts réglementaires, confrontés aux défis éthiques et juridiques de l’IA.
 
Ce que je leur apporte, ce sont des cas d’usage réels, des réussites et des échecs, pour comprendre par quel bout prendre la transformation. C’est également une mise en situation, en partant de leur problématique et en abordant tous les enjeux business et technologiques.
Nous explorons les acteurs du marché (Mistral, Microsoft, Google, Meta…), les aspects organisationnels et réglementaires (AI Act, Data Act), ainsi que la mise en place de l’IA et son évolution. Le tout illustré par de nombreux exemples.
Que faut-il retenir pour réussir un projet IA ?
Réussir un projet d’IA d’entreprise, c’est d’abord une histoire de gouvernance et de maturité.
Les 5 % de projets qui réussissent ne cherchent pas à faire de l’IA, mais à créer de la valeur grâce à l’IA, en s’appuyant sur la conviction de la direction, la collaboration entre métiers et technologie, et une approche progressive et souveraine.
L’IA ne transforme pas une entreprise par magie. Ce sont les femmes et les hommes qui la portent, la comprennent et l’adaptent à leur réalité qui font la différence.


